Note de lecture
sur « Vers une Eglise "liquide" »[1],
Il s’agit pour Arnaud Join-Lambert de penser l’Eglise
dans la catégorie de la liquidité mise en place par Zygmunt Bauman. Ce
sociologue depuis une cinquantaine d’année déploie cette métaphore pour penser
les rapports humains[2].
Il s’agit pour l’auteur que nous suivons ici de partir de cette pensée de la
société pour l’appliquer à l’Eglise :
« Une
société liquide se caractérise par le primat des relations, de la
communication, de la logique des réseau, par différence avec une société solide
qui privilégie les institutions et la stabilité sociogéographique. (…)
Appliquée à l’Eglise, la liquidité traduit plusieurs déplacements spécifiques,
dont une vie chrétienne basée sur l’activité spirituelle et non sur des
structures, un décentrement de l’office dominicale, une part croissante des
commençants et des recommençants par rapport aux fidèles de toujours, et le
passage limité dans le temps au sein d’une église précise.
Le
problème n’est pas ceux qui viennent encore dans les paroisses solides mais
tout ceux qui n’y viennent pas ! Or elles mesurent leur succès au nombre
de « pratiquants », même lorsqu’elles affirment avoir le souci de
tous. En ne faisant que répondre aux besoins religieux de certains, les
paroisses solides ignorent ou négligent de
facto la soif spirituelle du plus grand nombre. »
Une fois posé cette problématique, penser l’Eglise
liquide, pour Arnaud Join-Lambert ouvre trois pistes possibles dans trois
images :
- La liquidité totale : Le christianisme se disperse « pour donner sens à la vie des hommes aujourd’hui (comme le sel se dissout dans l’eau) ». une dispersion qui donne sens mais qui est aussi une disparition.
- Le bateau sur le monde liquide : l’Eglise « conserve une part de solidité dans un monde devenu fluide, mais n’a plus de point d’ancrage social ou culturel ». L’auteur emploie alors l’image de l’Arche de Noé.
- Le précipité chimique de deux liquides : prenant en compte que l’église comme la société sont liquides et leur mélange produirait des éléments solides. L’auteur pense qu’alors « une Eglise qui sortirait vers les périphéries, avec un style aproprié, pourrait voir surgir du sens et de l’espérance, là où il n’y en a plus.
C’est la piste ouverte par cette dernière image que
l’auteur suit dans son article. Il s’agit alors de sortir d’une vision de l’Eglise
maitresse de ses limites et de ses frontières ; et la paroisse retrouverait,
en devenant une paroisse liquide, son sens de paroikos – étranger résidant dans
le monde selon l’épître à Diognète. Mais ces paroisses pensées comme « Eglise
en réseau » pourraient se structurer sur trois dimensions :
- - L’accompagnement : construire une nouvelle vie pour l’Eglise qui existe déjà l
- - L’événement : aller rejoindre la périphérie par des initiatives
- - Mystique : renouveler les modes de présence au monde de la vie consacrée
Ces trois dimensions pour être explorées et menées
demandent des leaders pour chacune d’elle, et dans l’ordre évoqué ci-dessus, Join-Lambert
nomme le curé, l’aumônier, et le moine ou la moniale (fonction de directeur
spirituel) et à ces trois fonctions il en articule deux autres : la
coordination comme figure de communion des trois dimenions, et la figure du
théologien pour porter le souci de la mise en perspective.
Ce parcours entraine Join-Lambert à conclure ainsi :
« Le
temps de la pastorale de chrétienté accordant la priorité au curé de paroisse
et ses brebis sur un petit territoire bien délimité est définitivement révolu.
L’heure est à la polyvalence, aux changements d’orientation, aux mutations
rapides.
Le
mérite d’une réflexion autour de la liquidité est de proposer quelques
hypothèses pour que l’Evangile puisse continuer à être annoncé à tous, dans les
moindres anfractuosités de la société occidentale, selon les modalités de
sociabilité et d’expression culturelle de notre temps »[3]
L’écho sur
le site Témoins :
Jean Hassenforder a fait une belle recension de l’article
de Join-Lambert pour le site témoins,
à partir de sa lecture il tire des
pistes de réflexion :
« Il
y a dans cet article à la fois une vision innovante de l’Eglise et une expression
de foi alliant conviction et ouverture. Les deux dimensions sont conjointes. C’est
un aspect qui contribue à donner à l’article toute sa valeur. « Le cœur de
la mission » des chrétiens, « c’est d’annoncer la bonne nouvelle pour
tous, dans toutes les nations ». C’est la motivation de l’auteur telle qu’elle
s’exprime tout au long de ce texte. Cette mission ne prend pas la forme qu’on a
pu connaitre autrefois : faire rentrer les convertis dans une institution.
L’auteur évoque en ce sens la pensée de Michel
de Certeau : Celui-ci suggère « de faire place à Dieu à l’image
de l’étranger sur la route d’Emmaüs ». L’annonce de la bonne nouvelle se
déploie à travers la rencontre, particulièrement avec l’Autre ».
Pour Hassenforder, très justement, penser l’Eglise
liquide permet de dire quelque chose de « l’Eglise émergente » pour
reprendre la désignation de Gabriel Monet.
Pour aller
plus loin :
A la lecture de l’article de Join-Lambert, je me
suis attaché à cette note de lecture car j’ai trouvé très pertinent ce qu’il
écrivait sur la paroisse. Mais le théologien protestant que je suis reconnait
une très grande force à l’ecclésiologie catholique en ce qu’elle propose une
plus grande diversité de lieux d’Eglise que dans l’ecclésiologie protestante.
Or, pour prendre un seul exemple : les monastères et les communautés
offrants des possibilités de retraite et de vie spirituelle à un autre rythme
que la paroisse ne sont pas présents dans l’article de Join-Lambert.
Or, pour
reprendre ses catégories, penser ces lieux, non comme des « arches de Noé »
mais comme participant au « précipité chimique » peut revaloriser une
pratique d’Eglise ; peut-être plus occasionnelle, mais qui répond à une soif de
spiritualité.
Une autre piste de réflexion, est une manière de
recevoir la pensée de Join-Lambert dans une ecclésiologie protestante. Il me
semble que l’image du précipité peut renvoyer à l’articulation de l’église
visible et de l’église invisible en tant qu’il dit quelque chose d’une
dynamique.
L’articulation calviniste empêche de penser que l’institution
– église visible – recouvre en totalité le corps du Christ – église invisible.
Elle concrétise l’affirmation selon laquelle « seul Dieu connaît les siens »,
contre les partisans de « hors de l’institution point de salut » ;
mais elle évite le rejet de toute forme d’institution comme il pouvait y en
avoir chez les tenants de la réforme radicale. Cette double compréhension de l’Eglise
chez Calvin a été reçue, à la suite de Barth comme une dialectique et donc une
dimension dynamique :
«
Chez Calvin, il y a deux voies d’approche pour traiter la question de l’Eglise.
Ces deux voies correspondent à ce qu’il appelle l’Eglise visible et l’Eglise
invisible. Dans leur dépendance réciproque, elles illustrent ce que l’on peut
appeler le principe dialectique de l’ecclésiologie du réformateur, (…) l’aspect
visible nous renvoyant à la réalité invisible et la réalité invisible nous
obligeant à considérer l’indispensable réalité visible, de telle sorte que l’on
ne peut comprendre ce qu’est l’Eglise sans ce mouvement. La doctrine de
l’Eglise n’a rien de statique »[5].
Cette dynamique empêche de penser l’Eglise dans les
termes de « dedans » et de « dehors ». Je rejoins alors une
définition possible de l’Eglise multitudiniste que j’avais pu donner ici en prédication
sans alors avoir le vocabulaire de l’église liquide pour le dire.
Enfin une troisième piste de réflexion est un écho au livre Les ruines de la chrétienté de Pierre-André Stucki (Ed. Labor et Fides) que je signalerai juste ici sans le développer. Ce livre essaye de dépasser l'Eglise comme des ruines de cathédrale qu'il faudrait visiter, invitant à ne plus nous en tenir à la pierre, mais à penser l'Eglise en terme de flux ou de courant, avec un modèle de "source-embouchure".
Ouverture :
Penser l'Eglise en terme de liquidité me semble tout à fait pertinent pour essayer de dire et d'orienter la réalité contemporaine. Peut-être même faudrait-il penser cette liquidité en terme théologique ? La kénose, l'abaissement, la croix n'était-elle pas une certaine liquidation de Dieu ou de nos images de Dieu ? S'ouvre alors un tout autre champ de réflexion pas moins pertinent...
[1] Arnaud
Join-Lambert, “Vers une église « liquide »”, Etudes 2015/2, p. 67-78
[2] A titre
d’introduction on peut se reporter à l’entretien intitule : «vivre dans la“modernité liquide”»,
[3] A. Join-Lambert, art. cit.,
p. 78
[5] J.
Courvoisier, «La dialectique dans l’ecclésiologie de Calvin», dans Regards
contemporains sur Jean Calvin. Actes du Colloque Calvin, Strasbourg 1964,
Cahiers de la Revue d’histoire et de philosophie religieuses, 39, 1965, 86
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