samedi 17 octobre 2015

De l'Eglise : une pensée liquide

Cette réflexion part de la lecture d'un article d'Arnaud Join-Lambert, théologien catholique, que j'ai trouvé via une recension sur le site témoins.


Note de lecture sur « Vers une Eglise "liquide" »[1],

Il s’agit pour Arnaud Join-Lambert de penser l’Eglise dans la catégorie de la liquidité mise en place par Zygmunt Bauman. Ce sociologue depuis une cinquantaine d’année déploie cette métaphore pour penser les rapports humains[2]. Il s’agit pour l’auteur que nous suivons ici de partir de cette pensée de la société pour l’appliquer à l’Eglise :

« Une société liquide se caractérise par le primat des relations, de la communication, de la logique des réseau, par différence avec une société solide qui privilégie les institutions et la stabilité sociogéographique. (…) Appliquée à l’Eglise, la liquidité traduit plusieurs déplacements spécifiques, dont une vie chrétienne basée sur l’activité spirituelle et non sur des structures, un décentrement de l’office dominicale, une part croissante des commençants et des recommençants par rapport aux fidèles de toujours, et le passage limité dans le temps au sein d’une église précise.
Le problème n’est pas ceux qui viennent encore dans les paroisses solides mais tout ceux qui n’y viennent pas ! Or elles mesurent leur succès au nombre de « pratiquants », même lorsqu’elles affirment avoir le souci de tous. En ne faisant que répondre aux besoins religieux de certains, les paroisses solides ignorent ou négligent de facto la soif spirituelle du plus grand nombre. »

Une fois posé cette problématique, penser l’Eglise liquide, pour Arnaud Join-Lambert ouvre trois pistes possibles dans trois images :

  •  La liquidité totale : Le christianisme se disperse « pour donner sens à la vie des hommes aujourd’hui (comme le sel se dissout dans l’eau) ». une dispersion qui donne sens mais qui est aussi une disparition. 
  •  Le bateau sur le monde liquide : l’Eglise « conserve une part de solidité dans un monde devenu fluide, mais n’a plus de point d’ancrage social ou culturel ». L’auteur emploie alors l’image de l’Arche de Noé.
  •  Le précipité chimique de deux liquides : prenant en compte que l’église comme la société sont liquides et leur mélange produirait des éléments solides. L’auteur pense qu’alors « une Eglise qui sortirait vers les périphéries, avec un style aproprié, pourrait voir surgir du sens et de l’espérance, là où il n’y en a plus.


C’est la piste ouverte par cette dernière image que l’auteur suit dans son article. Il s’agit alors de sortir d’une vision de l’Eglise maitresse de ses limites et de ses frontières ; et la paroisse retrouverait, en devenant une paroisse liquide, son sens de paroikos – étranger résidant dans le monde selon l’épître à Diognète. Mais ces paroisses pensées comme « Eglise en réseau » pourraient se structurer sur trois dimensions :

  • -          L’accompagnement : construire une nouvelle vie pour l’Eglise qui existe déjà l
  • -          L’événement : aller rejoindre la périphérie par des initiatives
  • -          Mystique : renouveler les modes de présence au monde de la vie consacrée


Ces trois dimensions pour être explorées et menées demandent des leaders pour chacune d’elle, et dans l’ordre évoqué ci-dessus, Join-Lambert nomme le curé, l’aumônier, et le moine ou la moniale (fonction de directeur spirituel) et à ces trois fonctions il en articule deux autres : la coordination comme figure de communion des trois dimenions, et la figure du théologien pour porter le souci de la mise en perspective.

Ce parcours entraine Join-Lambert à conclure ainsi :
« Le temps de la pastorale de chrétienté accordant la priorité au curé de paroisse et ses brebis sur un petit territoire bien délimité est définitivement révolu. L’heure est à la polyvalence, aux changements d’orientation, aux mutations rapides.
Le mérite d’une réflexion autour de la liquidité est de proposer quelques hypothèses pour que l’Evangile puisse continuer à être annoncé à tous, dans les moindres anfractuosités de la société occidentale, selon les modalités de sociabilité et d’expression culturelle de notre temps »[3]

L’écho sur le site Témoins :

Jean Hassenforder a fait une belle recension de l’article de Join-Lambert pour le site témoins, à  partir de sa lecture il tire des pistes de réflexion :
« Il y a dans cet article à la fois une vision innovante de l’Eglise et une expression de foi alliant conviction et ouverture. Les deux dimensions sont conjointes. C’est un aspect qui contribue à donner à l’article toute sa valeur. « Le cœur de la mission » des chrétiens, « c’est d’annoncer la bonne nouvelle pour tous, dans toutes les nations ». C’est la motivation de l’auteur telle qu’elle s’exprime tout au long de ce texte. Cette mission ne prend pas la forme qu’on a pu connaitre autrefois : faire rentrer les convertis dans une institution. L’auteur évoque en ce sens la pensée de Michel  de Certeau : Celui-ci suggère « de faire place à Dieu à l’image de l’étranger sur la route d’Emmaüs ». L’annonce de la bonne nouvelle se déploie à travers la rencontre, particulièrement avec l’Autre ».

Pour Hassenforder, très justement, penser l’Eglise liquide permet de dire quelque chose de « l’Eglise émergente » pour reprendre la désignation de Gabriel Monet.

Pour aller plus loin :

A la lecture de l’article de Join-Lambert, je me suis attaché à cette note de lecture car j’ai trouvé très pertinent ce qu’il écrivait sur la paroisse. Mais le théologien protestant que je suis reconnait une très grande force à l’ecclésiologie catholique en ce qu’elle propose une plus grande diversité de lieux d’Eglise que dans l’ecclésiologie protestante. Or, pour prendre un seul exemple : les monastères et les communautés offrants des possibilités de retraite et de vie spirituelle à un autre rythme que la paroisse ne sont pas présents dans l’article de Join-Lambert. 
Or, pour reprendre ses catégories, penser ces lieux, non comme des « arches de Noé » mais comme participant au « précipité chimique » peut revaloriser une pratique d’Eglise ; peut-être plus occasionnelle, mais qui répond à une soif de spiritualité.

Une autre piste de réflexion, est une manière de recevoir la pensée de Join-Lambert dans une ecclésiologie protestante. Il me semble que l’image du précipité peut renvoyer à l’articulation de l’église visible et de l’église invisible en tant qu’il dit quelque chose d’une dynamique.

L’articulation calviniste empêche de penser que l’institution – église visible – recouvre en totalité le corps du Christ – église invisible. Elle concrétise l’affirmation selon laquelle « seul Dieu connaît les siens », contre les partisans de « hors de l’institution point de salut » ; mais elle évite le rejet de toute forme d’institution comme il pouvait y en avoir chez les tenants de la réforme radicale. Cette double compréhension de l’Eglise chez Calvin a été reçue, à la suite de Barth comme une dialectique et donc une dimension dynamique :
« Chez Calvin, il y a deux voies d’approche pour traiter la question de l’Eglise. Ces deux voies correspondent à ce qu’il appelle l’Eglise visible et l’Eglise invisible. Dans leur dépendance réciproque, elles illustrent ce que l’on peut appeler le principe dialectique de l’ecclésiologie du réformateur, (…) l’aspect visible nous renvoyant à la réalité invisible et la réalité invisible nous obligeant à considérer l’indispensable réalité visible, de telle sorte que l’on ne peut comprendre ce qu’est l’Eglise sans ce mouvement. La doctrine de l’Eglise n’a rien de statique »[5].

Cette dynamique empêche de penser l’Eglise dans les termes de « dedans » et de « dehors ». Je rejoins alors une définition possible de l’Eglise multitudiniste que j’avais pu donner ici en prédication  sans alors avoir le vocabulaire de l’église liquide pour le dire. 

Enfin une troisième piste de réflexion est un écho au livre Les ruines de la chrétienté de Pierre-André Stucki (Ed. Labor et Fides) que je signalerai juste ici sans le développer. Ce livre essaye de dépasser l'Eglise comme des ruines de cathédrale qu'il faudrait visiter, invitant à ne plus nous en tenir à la pierre, mais à penser l'Eglise en terme de flux ou de courant, avec un modèle de "source-embouchure". 

Ouverture : 
Penser l'Eglise en terme de liquidité me semble tout à fait pertinent pour essayer de dire et d'orienter la réalité contemporaine. Peut-être même faudrait-il penser cette liquidité en terme théologique ? La kénose, l'abaissement, la croix n'était-elle pas une certaine liquidation de Dieu ou de nos images de Dieu ? S'ouvre alors un tout autre champ de réflexion pas moins pertinent...



[1] Arnaud Join-Lambert, “Vers une église « liquide »”, Etudes 2015/2, p. 67-78
[2] A titre d’introduction on peut se reporter à l’entretien intitule : «vivre dans la“modernité liquide”»,
[3] A. Join-Lambert, art. cit., p. 78
[5] J. Courvoisier, «La dialectique dans l’ecclésiologie de Calvin», dans Regards contemporains sur Jean Calvin. Actes du Colloque Calvin, Strasbourg 1964, Cahiers de la Revue d’histoire et de philosophie religieuses, 39, 1965, 86

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